Au cours de ces deux prochains jours, j’écrirai à propos d’un événement qui a eu lieu au Yivo, l’Institut pour la Recherche Juive, il y a 16 mois, en septembre 2006, quand, à l’initiative Marty Peretz, membre du bureau du Yivo, un groupe de journalistes est monté sur scène pour discuter du thème : « Journalistes juifs, journalisme américain » ( ). Je suis retourné à cet événement ancien parce que Bill Kristol, le batteur de tambours de la guerre en Irak devenu récemment le nouvel éditorialiste du New York Times, était du nombre. Il avait des choses intéressantes à dire et j’y reviendrai.
Mais je voudrais tout d’abord parler d’une déclaration remarquable, ou deux, ou trois, de J.J. Goldberg, l’estimable éditeur de Forward, à propos du pouvoir juif en Amérique. Le modérateur était David Margolick, de Vanity Fair, ancien reporter au New York Times. Les autres journalistes politiques invités étaient le rougeaud Kristol et Clyde Haberman du New York Times. Margolick a ouvert la table ronde en racontant comment, il y a quelques années, il avait demandé à un éditeur du Times d’être affecté au bureau de Jérusalem, et l’éditeur, un Juif, lui avait demandé s’il serait capable d’être « impartial ». Margolick avait été surpris, et plus tard s’était senti insulté par la question. Il paraissait encore toujours sous le coup de l’insulte.
Pour ma part, je trouve la question parfaitement légitime et la surprise de Margolick était caractéristique du manque de réflexion lors de cette table ronde. En effet, plus tard, Margolick a lui-même dit que, pour Vanity Fair, il avait obtenu une interview d’Ariel Sharon essentiellement parce qu’il était juif, et qu’il avait même dû passer un test : « Je devais rendre visite à son meilleur ami, à New York, et lui faire savoir que j’étais un type haimisch [à l’aise, comme chez soi, en yiddish] ». Avec pour résultat, disait Margolick, qu’il s’était senti « redevable » à Sharon de lui avoir accordé cette interview (bien qu’en toute équité, Margolick ait aussi dit qu’il avait senti s’être mis à dos des membres du gouvernement israélien en écrivant à propos du Hamas sans formuler de jugement). Cette histoire justifie tout à fait la question de l’éditeur. Elle montre que des Juifs couvrant Israël ont un statut particulier – tout comme des Arabes couvrant la Palestine rencontreront des problèmes…
Le reste de la table ronde se faisait fondamentalement l’écho de cette idée qu’il n’y avait aucun problème à l’importance numérique des journalistes juifs dans les médias couvrant les événements du Proche-Orient. Puis finalement, deux heures plus tard, quelqu’un dans le public a demandé ce qu’il en était du nombre disproportionné de Juifs dans les médias, si cela ne conférait pas de l’influence aux Juifs. Bien sûr, il y a des mythes antisémites, « mais il semble bien que nous ayons une grande influence sur le pouvoir. »
Haberman a tout d’abord répondu d’une manière que je ne peux que qualifier de stupide. Il a dit que c’était « une question d’une génération ou deux ; je ne pense pas que cela va se maintenir à tout jamais ». Stupide, parce que tout change dans le monde en une génération ; et bien sûr cela aussi changera. Mais qu’en est-il d’un problème qui est là, maintenant, sous nos yeux ? Quand le type, dans le public, a insisté en disant que la table ronde n’avait pas abordé cette question de toute la soirée, Haberman a sèchement déclaré : « Nous sommes ici depuis deux heures, nous ne pouvions pas tout aborder ». Comme si ce n’était rien. Kristol a lui aussi écarté la question en disant qu’au Proche-Orient, certains pourraient adopter ces théories de la « conspiration » mais qu’aux Etats-Unis, les gens n’étaient pas « obsédés » par la religion des journalistes.
J.J. Goldberg s’est alors exprimé pour reconnaître, au fond, que c’était là l’éléphant au milieu de la pièce. Il a dit que la question de l’influence juive sur la politique proche-orientale était un « problème ». Ils sont quelques-uns au Proche-Orient – des centaines de millions – à le croire. « C’est ce qui circule au sein de l’intelligentsia européenne, et c’est en passe de devenir acceptable au sein de l’intelligentsia américaine, du monde académique et de la blogosphère. » Goldberg a signalé que, plus tard dans la même semaine, Walt et Mearsheimer devaient participer à un débat à la Cooper Union – sur ce qui n’était encore qu’un article dans la London Review of Books. « Ce ne sont pas deux schmucks [idiots] », a-t-il dit. « Ils ont rédigé un papier sectaire, ignorant et incendiaire, qui a soulevé une bonne remarque – à savoir que la relation de l’Amérique avec Israël est une des raisons pour lesquelles nous avons le conflit que nous avons avec le monde arabe » et puis un tas de mauvaises remarques, notamment que « les Juifs nous ont, par une espèce de conspiration, entraînés dans une relation avec Israël que le reste de l’Amérique n’aurait pas s’il savait la vérité ».
Nous nous sommes dérobés à la discussion, a reconnu Goldberg, pendant que d’autres Américains parlaient « d’une manière ignorante et sectaire » de la question, « parce que nous ne savons pas comment en discuter… L’Amérique se trouve dans cette lutte mondiale en partie à cause de quelque chose qu’il se trouve que nous aimons [c.-à-d. Israël]. C’est embarrassant. C’est peut-être une bonne chose que le Forward ne soit diffusé qu’à 30 000 exemplaires et qu’ainsi nous puissions avoir une discussion ouverte et intelligente, sans que les Goyim… »
Goldberg n’a pas achevé sa pensée. Il voulait dire : parlons-en sans que les Goyim ne prennent part à la discussion.
Ces déclarations sont remarquables à plus d’un titre. Ceux qui connaissent Goldberg savent que c’est un mensch. Je suis en désaccord avec lui sur un grand nombre de questions, y compris son commentaire sur Walt et Mearsheimer, mais c’est un type réfléchi, qui ne manque pas de profondeur, et il le montre dans ces commentaires. Les autres journalistes politiques de cette table ronde étaient, eux, complaisants et satisfaits d’eux-mêmes. Goldberg était au supplice. Celui qui croit que la guerre en Irak et la claque juive – qui a, par ses hourras, contribué à fourrer l’Amérique dans le grand bourbier de Bagdad – n’ont pas déclenché une crise dans la conscience juive américaine, est en plein rêve. Je prédis que la guerre d’Irak sera aussi importante pour amorcer un tournant dans les attitudes juives que l’a été la guerre de 67.
Mais l’autre point remarquable à propos des commentaires de Goldberg est qu’il pense que c’est une discussion que les Juifs peuvent avoir entre eux (et encore, pas tous : notez que les Juifs progressistes dans mon genre ne sont pas même invités à participer), hors de portée de voix des Goyim, mot yiddish de dérision pour désigner les Gentils. Mais ça, c’est non-américain. Les USA sont une démocratie. Les élites sont soumises à un contrôle et les journalistes prêtent leur concours à ce processus. Les lois Sunshine et les Prix Pulitzer et 60 Minutes tournent tous autour de cela. Considérer que l’influence juive est en quelque sorte exemptée de ce genre d’attention est… bon, ben je l’ai déjà dit.
Je sais pourquoi Goldberg dit que les Juifs doivent avoir cette conversation entre eux. En toute sincérité, il a déclaré, au début de la conversation au Yivo, que les Juifs ne dorment pas la nuit, inquiets qu’ils sont de savoir si quelqu’un ne serait pas occupé à préparer des fours pour eux. Je sais que je ne suis pas suffisamment compatissant pour cet aspect de la psyché juive, sur ce blog, en grande partie parce qu’il m’a été inculqué durant toute ma jeunesse et qu’il s’est révélé une fausse représentation de la scène américaine pour les Juifs. Néanmoins ces peurs sont là, en particulier au sein du groupe privilégié plus âgé ; et Goldberg a dit que, bien qu’elles ne correspondaient pas à la réalité et bien qu’elles soient erronées, il lui fallait prendre ces peurs en considération lorsqu’il s’adressait à son public. Et quand il voit son propre compte-rendu concernant le pouvoir juif cité sur des sites Internet antisémites, ou dans le texte de Walt et Mearsheimer, « je me sens coupable et j’ai un mouvement de recul ». Un honnête homme.
Clyde Haberman a en somme touché au même point lorsqu’il a dit que les Juifs « aiment » le fait d’être surreprésentés dans les médias, « mais n’aiment pas l’entendre dans la bouche de non Juifs, parce que cela sonne comme les théories des Protocoles des Sages de Sion… »
Fascinant. Je pense que cela explique une large part de la réaction à Walt et Mearsheimer (qui, contrairement à ce que dit Goldberg, ne sont ni sectaires, ni ignorants, ni incendiaires ; ils se sont simplement lancés, sérieusement, dans l’analyse minutieuse du plus grand désastre de politique étrangère en près de 50 ans). Les non Juifs ne sont pas autorisés à parler de tout cela, parce que ce sont des nazis. Ainsi, aucune discussion n’a lieu et les Juifs tiennent à avoir cette discussion entre eux et à expédier W&M comme antisémites. Comme je l’ai dit, c’est non-américain. Les Juifs de ma génération d’après le génocide doivent avoir le courage de porter ce débat au sein du courant dominant. Il s’agit d’élitisme et d’influence, et les Américains ont eu ce genre de conversation depuis 200 ans maintenant, sans pogroms.